A l’heure où treize millions de français sont « en difficulté avec le numérique », la question de la fracture numérique est plus que jamais d’actualité. Alors que les plus touchés sont justement les populations les plus fragiles, comment assurer l’inclusion numérique, aujourd’hui primordiale quand il s’agit d’accéder à des aides sociales ? La réponse pourrait être à chercher du côté d’un e-gouvernement à la sauce estonienne, et prendrait inévitablement le nom de dématérialisation. Mais est-ce là le meilleur moyen d’outiller nos collectivités et les citoyens qu’elles servent ?
Dans le monde du tout numérique, exit les démarches papiers, les tonnes de courriers administratifs, et bonjour la dématérialisation ! À l’échelle étatique, l’Estonie fait figure de modèle dans le domaine. Il faut dire qu’à son indépendance en 1991, la dématérialisation était avant tout une solution drastique pour réduire ses coûts administratifs. En 2014 le statut de « e-résident » fait son apparition, et il permet aujourd’hui à des dizaines de milliers de citoyens de payer leurs impôts, d’effectuer des transactions, de signer des documents, mais aussi de créer son entreprise et même de récupérer ses médicaments. Côté administration, l’échange de données est tel que chaque information n’est demandée qu’une fois à un résident, peu importe le service. La clé digitale qui permet de s’identifier est quant à elle obligatoire dès quinze ans. Une révolution pragmatique, puisqu’une signature électronique permettrait à l’administration d’économiser un euro par acte, et aux citoyens de se libérer de l’équivalent de cinq jours par an de charges administratives ! Et inspirante, comme le prouve la récente signature d’un mémorandum entre le gouvernement français et la ministre estonienne du numérique.
L'illettrisme numérique, un fléau contemporain
Pourtant, ce cas d’école demeure difficilement réplicable en tant que tel. Alors qu’en Estonie, une formation nationale au numérique- appelée le « saut du tigre » - a été mise en place à grande échelle il y a plus de 20 ans, les autres pays européens accusent un retard important. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : en Europe, 40% des citoyens jugent leurs compétences numériques nulles ou faibles.
De ce retard à combler, certains n’hésitent pas à y voir un marché juteux, et les options de formation se déploient à toute vitesse pour les cadres en quête de compétences numériques. Le problème est justement là : ce sont ceux qui sont déjà les plus intégrés à la société qui bénéficient le plus de toutes ces formations. Là où la dématérialisation passe, qui laisse-t-elle au bord de la route ?
Parmi les treize millions de français qui sont « en difficulté avec le numérique » selon l’étude de la mission Société Numérique du gouvernement, le cas des personnes déjà fragiles est problématique car elles en dépendent de plus en plus pour accéder à leurs droits sociaux. D’après une étude CSA de juillet dernier, près de 20% d’entre nous abandonnent des démarches administratives en ligne, par manque de compétences. Une exclusion qui a des répercussions à divers niveaux de nos vies, de la difficulté à trouver un emploi, à l’impossibilité d’accéder aux ressources multidimensionnelles du web. Et si l’on pense que les jeunes accros à leurs smartphones sont épargnés, on se trompe : la plupart des démarches sont difficilement accessibles à partir d’un mobile, et pour les jeunes issus des classes défavorisées, c’est souvent le seul appareil à disposition.
A cet égard, le site web mes-aides.gouv.fr est représentatif : il doit permettre à chacun de calculer ses droits à « 28 aides sociales » via un questionnaire en ligne. Pragmatique, efficace… Sauf pour ceux qui ne savent pas utiliser un tel outil. Or, il est de plus en plus compliqué d’avoir accès à ces mêmes informations autrement : les standards téléphoniques renvoient eux aussi vers ces simulations à faire sur internet.
Face à la fracture numérique, de nombreux acteurs se mobilisent, entrepreneurs comme associations. La Croix Rouge s’est dotée d’un service d’inclusion numérique, qui prévient des risques de non-recours aux droits sociaux engendrés par la dématérialisation. Emmaüs Connect, de son côté, soutient chaque année 10 000 « exclus du web » au moyen de parcours d’accompagnement assurés par des bénévoles. Enfin, le gouvernement est sur le point de lancer le Pass Numérique dans cinq régions : 50 euros par personne pour aider ceux qui se trouvent en situation de fragilité numérique à bien prendre le train en marche.
Et les organisations dans tout ça ?
Si les solutions à l’échelle individuelle des citoyens se profilent, il n’en reste pas moins que la question des organisations collectives se posent. PME, ETI et collectivités sont plus lentes à s’adapter à ce nouveau monde immatériel.
Côté entreprises, ce retard est bien sûr préjudiciable pour leurs activités, quand de plus en plus d’utilisateurs se tournent vers de nouveaux acteurs, startups en phase avec nos usages contemporains et aux reins chaque année plus solides. L’enjeu est de taille, car ne l’oublions pas, les TPE et les PME représentent près de la moitié des emplois en France. Leur mise à jour - pour parler logiciel - est donc une composante essentielle du dynamisme économique de nos territoires.
Côté collectivités, le coût de gestion et l’insatisfaction des usagers pèsent de tout leur poids. Il s’agit alors de trouver des leviers de modernisation de l’action publique, sans pour autant aller trop vite dans la course au « tout numérique », excluant de ce fait une partie importante de la population. Car qui dit révolution numérique dit disparition physique de certains services. Centres d’impôts, de pôle emploi… Que signifie la fin des guichets d’aides sociales en chair et en os ? Ne risquons-nous pas d’accélérer l’isolement des plus marginalisés ? Car les personnes fragilisées seraien ici victimes de la conjonction de trois fractures : la fracture numérique, certes, mais également la fracture sociale et la fracture territoriale.
Alors qu’en 2022, les démarches administratives seront complètement dématérialisées en France, il est urgent de penser des solutions inclusives. Les collectivités doivent se munir des outils de leur modernisation, à mi chemin entre une plus grande efficacité et une plus grande proximité avec leurs usagers.